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jeudi 16 février 2012

Sport: toujours plus

S'accomplir ou se dépasser? (Isabelle Queval)

Je ne vois point de créature

Se comporter modérément.

Aux petits comme aux grands. Il n’est âme vivante
Qui ne prêche en ceci. «Rien de trop» est un point
Dont on parle sans cesse, et qu’on n’observe point.

La Fontaine

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Le dépassement de soi, dans tous les domaines, fait partie de notre nature. L'homme est d'abord par ce qu'il n'est pas, ou pas encore, ce qu'il aspire à être. Pas d'accomplissement de soi sans dépassement de nos limites initiales, des conditionnements de tous ordres qui sont notre lot. C'est un aspect de notre liberté.
Mais sommes-nous encore libres quand nous sommes au prise avec certaines valeurs sociales qui nous poussent à rechercher fébrilement, obsessionnellement, un corps parfait, une santé de fer, une forme toujours éclatante..
Un idéal qui habite les magazines, récent dans l'histoire de notre culture, qui conditionne peu ou prou notre rapport à nous-mêmes et nos aspirations, inaccessible par définition, donc source de frustrations et de culpabilisation.
___Le culte de la performance, qui fait tant de ravages dans un contexte ultra-concurrentiel et non coopératif, nous hante, tant dans le travail que dans les loisirs que dans l'activité sportive éventuelle.
Le sport (de haut niveau), historiquement datable, qui contamine les formes populaires et modérées de pratiques sportives, se trouve investi le plus souvent par ce culte, jusqu'à la déraison. Une'idéologie du sport contestable s'exprime jusque dans l'
idéal olympique. (1)
La course exacerbée vers une excellence problématique nous conditionne à notre insu, source de multiples excès et de dangers manifestes, individuels et collectifs, propice à la récupération marchande et l'instrumentalisation politique.

"...Dans cette course vers l'excellence, le corps devient pour la médecine, le sport, la publicité, le territoire d'un impératif culturel : l'amélioration de l'humain.
Dans le circuit vicieux de l'optimisation, la santé prend la coloration morale d'un
nouveau critère d'intégration sociale : « manger sain », « être bien », « être en forme ». L'optimisation de la diététique, préparant, comme le souligne l'auteure, le terrain de l'optimisation chimique et pharmacologique ; mais la mise en cause des adjuvants et des artifices est vaine.
Or ce que fragilise le sport de haut niveau, c'est le mythe culturellement ancré selon lequel « le sport, c'est la santé » car le vrai risque du sport de haut niveau, c'est le sport de haut niveau. Au-delà du dopage, qui s'est imposé comme un véritable fait de société, c'est le sport lui-même qui peut devenir une drogue, un comportement pathologique : addiction à l'effort, production d'endorphine engendrée par cet effort, sensation de plaisir et de douleur, habitudes al
imentaires, mécanismes ritualisés, conduites addictives ou toxicomaniaques (ainsi, parfois, l'héroïne viendrait se substituer à une première drogue dure qu'aurait été l'activité physique intensive). On est témoin d'un glissement de la pharmaco-assistance à la pharmacodépendance. Puisque le sport de haut niveau est médicalisé à l'excès, on ne sait plus parmi les sportifs qui se soigne qui se dope.
Le corps du sportif est devenu un o
bjet d'expérimentation (on va jusqu'à provoquer des microlésions qui, à terme, rendent les muscles plus gros et les fibres plus résistantes). On passe de la préparation à la performance. Il s'agit de produire un corps machine. Après l'artifice chimique, c'est la reconstruction organique qui est en ligne de mire, puis l'intervention sur la cellule, la programmation génétique. Ainsi le dopage, s'il n'est plus un obstacle à la santé, ne sera plus perçu comme un interdit mais comme un moyen supplémentaire de concourir à l'amélioration sans fin de l'humain. Se doper, se reconstruire, se modifier, se programmer. Il est aisé d'imaginer les futurs robocops du sport, à travers des poses de prothèses, la construction de tissus cartilagineux, l'implant de fibres musculaires, le recours au dopage génétique.."

_________ Le sport se démocratise, mais est-il pour autant un idéal démocratique ?
" Le sport de haut niveau s’est constitué à partir des années 1960-1970 une sphère propre, avec ses codes, son économie, ses modalités de reconnaissance et ses fameuses « dérives » – argent, dopage –, souvent vilipendées....
Le sport de haut niveau est par essence recherche du dépassement de soi, ce qui change la nature de l’activité. Tout est optimisé, – matériel, matériaux, science des entraînements et science médicale, diététique, psychologie et dopage – pour accroître sans limitation la performance.
Dans le même temps, la médiatisation du sport devenu sport-spectacle dans les années 1970, les flux financiers que cela a engendrés, les enjeux politiques qui se sont amplifiés, ont contribué à faire du sport de haut niveau un laboratoire expérimental à différents titres (médical, économique et social).
C’est là sans doute son intérêt premier : le sport nous parle de la société, de l’amélioration du corps humain, de la technicisation de l’homme, etc. Le sport en général, le football en particulier. Car un sport planétaire, un sport qui se pratique dans toutes les couches de population, sur les terrains, dans la rue, un sport dont les champions sont des stars surpayées érigées en icônes et qui suscite de tels processus d’identification de
la part du public ne peut être isolé de la société et de ses problèmes (la violence, le racisme, les contrecoups de la crise économique etc.). Par là s’effondre sans doute l’idée, plus exactement le mythe d’une contre-société vertueuse que le sport incarnerait, d’un idéal de la démocratie mis à mal par les excès du football et de ses coulisses. Dans le sport comme ailleurs dans la société – mais il faudrait pour les différencier analyser très spécifiquement le statut de la règle – existent la triche, la corruption, la violence, le dopage, etc.
Le sport...est instrumentalisé. Ce n’est pas nouveau : il l’est depuis ses origines pédagogiques en Angleterre. La liste est longue : Coubertin cherchant à redresser une « jeunesse veule et confinée », récupérations communistes, fascistes, capitalistes et autres. Ce qui tend à dire que le sport ne crée pas son sens politique. Il n’incarne pas un type de pensée ou de comportement politique en particulier. Il est une « machine à faire penser » dans laquelle s’engouffrent, grâce à sa grande plasticité les idéologies politiques. Le sens du sport est hors du sport..."

Quand vous me demandez si la Coupe du monde de football est « encore » du sport, vous supposez qu’on puisse distinguer entre un sport « en soi », une essence du sport, et les usages ou détournements sociopolitiques qui le/la dénatureraient. Je vous réponds : oui, la Coupe du monde de football est du sport, à la dimension contemporaine, économique et politique d’un sport universel et de haut niveau, et si l’on admet que le sport « neutre », « pur » ou « absolu » n’existe pas. Le sport est traversé par ses contextes qu’il illustre en retour de manière spectaculaire. Il est donc bien, en certaines occasions, un formidable «
opium du peuple »
.
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D'une manière plus large, le culte du corps, réaction trop humaine à notre finitude et à notre mortalité s'exprime à travers la nostalgie d'une santé parfaite et durable, capital(e),
et d'une possible intervention des techniques modernes pour le maîtriser et le réparer à souhait.

"L’ idéologie libérale... repose sur l’exaltation de la « liberté de choix ». Or, ce qui frappe, c’est l’impuissance que trahit le discours de ses enquêtés : « Qu’on le veuille ou non, seule l’apparence compte dans notre société » ; « Le fait est que le poste va toujours à celle ou à celui qui paraît le plus jeune », etc. Le lifting ou le Botox leur apparaît comme une fatalité, « au même titre que les impôts ou la mort », observe-t-elle. Ainsi, ils créent eux-mêmes la réalité qu’ils prétendent subir, comme si la portée collective de leurs actes, à force d’être niée, se retournait contre eux. Puisque chacun veut sortir du lot, on voit s’instaurer une surenchère absurde où les fronts doivent être toujours plus lisses, les traits toujours plus figés, les seins toujours plus gros. Le déferlement d’images de corps artificiels, lisses et brillants, ceux des mannequins et des célébrités, donne le la, alimentant l’anxiété, le mépris et la haine du corps réel...."
Les normes de la beauté, relatives et changeantes, finissent par imposer leur diktat.
Le conditionnement est d'autant plus puissant qu'il est ignoré.
Le fantasme de la posthumanité vient aujourd'hui se greffer sur cette quête de dépassement sans fin. Mais la surhumanité, produi
t d'un fantasme de maîtrise du corps, de la santé, de l'abolition du vieillissement et de la mort, constitue un mythe inquiétant, prenant à chaque époque des formes différentes.
____μηδὲν ἄγαν _rien de trop_ disait la sagesse des anciens...
____________Les hommes la plupart sont étrangement faits!
Dans la juste nature on ne les voit jamais;
La raison a pour eux des bornes trop petites;
En chaque caractère ils passent ses limites;
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
(Molière)

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