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mardi 8 janvier 2008

Consommateurs ou/et citoyens ?



Des citoyens privatisés et infantilisés ?

Dans un article d’une grande qualité, mais malheureusement trop peu visité, Niko74 nous faisait découvrir, la semaine dernière, la figure d’un homme qui a marqué la première moitié du siècle dernier, en matière d’innovation dans le domaine du marketing, de l’utilisation habile des motivations humaines inconscientes au service des intérêts puissants des grands groupes industriels, soucieux de trouver tous les moyens d’écouler leurs produits, en les faisant apparaître comme désirables et nécessaires. Edward Bernays, très peu connu en France, fut aux USA un pionnier ambigu dans l’art d’utiliser les données des sciences humaines récentes en vue de conditionner l’acte d’achat, de créer des envies, de susciter la polarisation psychique des consommateurs sur de nouveaux biens susceptibles de créer les conditions du bonheur. Propaganda est son oeuvre majeure, où il théorise ce qui va révolutionner les méthodes publicitaires et aussi les techniques de gestion politique des masses, d’abord spectaculairement aux USA, puis, surtout après la dernière guerre, en Europe, où l’on suit les mêmes voies. Indirectement, Bernays a montré, avant beaucoup d’autres, que la puissance de séduction publicitaire ne pouvait jouer efficacement qu’à condition que s’effacent les modes de pensée rationnelle, l’esprit critique en général et surtout l’esprit civique, soucieux avant tout de l’intérêt collectif bien compris et à long terme.

Un anti-Bernays vient de se manifester : Benjamin BARBER, américain lui aussi, professeur de sciences politiques à l’université du Maryland, qui vient de faire une nouvelle analyse générale et originale du système imaginé par Bernays, dans lequel nous évoluons pleinement aujourd’hui, dans un livre récemment sorti : Comment le capitalisme nous infantilise (ed. Fayard). Livre difficile à résumer, foisonnant d’idées et d’exemples. Son diagnostic sans concession, qui débouche sur des esquisses de solution, vise à nous faire prendre conscience de la servitude dans laquelle nous a installés ce qu’il est commode d’appeler la société de consommation, une logique du profit à court terme, que nous contribuons à entretenir, liés que nous sommes par des liens affectifs puissants, dont nous avons rarement conscience, et qui entraînent les conséquences suivantes : l’effacement des exigences de citoyenneté et de démocratie, sans lesquelles une société court à sa perte, en même temps que le recul de l’esprit critique et de certaines valeurs culturelles, enfin une forme de schizophrénie nous divisant en permanence entre des exigences contradictoires et compromettant un quelconque bonheur pourtant frénétiquement recherché.

Barber se garde bien de faire de la morale, qui serait d’ailleurs sans portée. Son point de vue est sociologique et politique. Il s’exprime comme citoyen éclairé, inquiet du degré d’inculture et d’infantilisme qui caractérise nombre de ses concitoyens, obnubilés par le seul souci de consommer, qui finit par miner leur vie et compromettre leur avenir. Le capitalisme a changé. Il n’est plus, comme pouvait encore le décrire Max Weber, marqué par l’éthique protestante et sa rigueur : travail, épargne, jouissance restreinte... Le nouvel esprit du capitalisme est caractérisé par un "ethos" nouveau ,un "ethos infantiliste, qui produit un ensemble d’habitudes, de préférences et d’attitudes qui encouragent et légitiment la puérilité", c’est-à-dire des attitudes non réfléchies d’envies de consommation illimitée et immédiate. Cela correspond tout à fait aux exigences du marché, qui cherche à écouler ses produits en surnombre, en valorisant les objets plus par leur contenu symbolique que par ce qu’ils représentent en eux-mêmes, en présentant le superflu comme le nécessaire et en poussant à renouveler sans fin les biens de consommation, en décrétant à son gré leur obsolescence. Non qu’il y ait une quelconque conspiration ou complot pour capter les consommateurs et les manipuler dans un sens choisi, mais ce phénomène représente l’effet global d’un système productif et marchand concurrentiel et d’un consensus de ceux qui, dans le système, en tirent profit. L’infantilisation n’est pas créée, elle est suscitée, encouragée, entretenue, exacerbée. Ce qu’il y a en nous de plus archaïque, on le sait, n’a pas disparu, il en reste des traces, Bernays lui-même le tenait de son oncle Freud. L’infantile en nous, c’est essentiellement le sentiment du manque, de l’incomplétude, le besoin de sécurité, celui d’être comblé, un narcissisme résiduel si puissant qu’il tend à exclure l’autre et la vision à long terme. "Ce que l’on entend par ’puéril’ se mesure à des critères liés à la notion d’enfance elle-même, qui est moins un fait biologique qu’un produit de l’imaginaire humain ’inventé’ à des fins sociales, économiques et politiques." (p. 114). On sait que tout pouvoir qui veut s’exercer arbitrairement et efficacement tend à infantiliser les "sujets".

Le facile : premier critère de l’ethos infantiliste. Il n’est point besoin de démontrer que l’enfant préfère naturellement le facile au difficile. Tout le problème de l’éducation va être d’assurer le passage vers des activités et des comportements de plus en plus difficiles, en vue de son intérêt futur. C’est le dur "principe de réalité", qui vient contrecarrer peu à peu le "principe de plaisir", sans le réduire totalement. L’hédonisme sans boussole qui commande en général nos "choix" de consommateurs, choix truqués s’il en est, nous pousse vers la facilité et pénalise la difficulté. "Par exemple, perte de poids sans exercice, mariage sans engagement, peinture ou piano par les chiffres sans pratique ni discipline, diplômes d’université par Internet sans suivre de cours, succès sportifs avec anabolisants, etc." (p.121). Une vision du monde issue de rêves d’enfant. Le marché consumériste propose des produits qui sont censés faciliter l’existence, alors qu’ils la compliquent, la frustrent et l’obsèdent le plus souvent. Tout vous est offert, au-delà même de ce que vous pourriez souhaiter ou même imaginer : il suffit de jeter un coup d’oeil sur les linéaires de yahourts en supermarché pour en avoir une idée (il en existe presque pour chaque tranche d’âge). Tout semble possible et donne lieu à des fantasmes de toute-puissance, surtout en matière de produits automobiles, hautement symboliques. Le consommateur insatisfait est préparé à être exigeant en tous domaines, impérieux envers l’administration qui ne répond pas rapidement à sa demande, impatient envers les services de santé qui ne sont pas disponibles dans l’instant, peu regardant envers les conséquences à long terme de ses actes, comme un enfant gâté qui veut tout, tout de suite ou rien du tout. Une culture de la facilité, de l’intolérance aux frustrations, qui nous prépare mal aux futures restrictions qui ne manqueront pas de nous affecter lorsque, par exemple le pétrole, à l’origine de 80% de nos produits, nous fera défaut.

Le simple : deuxième critère. Rebecca Mead, journaliste américaine, souligne combien "la culture américaine s’oriente de plus en plus vers les goûts d’adolescents".Culture et obsession du jeunisme, liées à la peur de vieillir. On conjure l’idée de la mort par la chirurgie esthétique représentant des sommes astronomiques aux USA. On pousse les enfants à grandir aussi vite que possible en sportifs adultes "rentables" sans souci des conséquences futures. Le divertissement en général est le domaine où domine l’obsession du simple : "La transformation des actualités en soft news et des soft news en info-spectacle..." On se demande parfois où est passé le long et dur travail d’investigation et d’élaboration des faits, quand beaucoup de journaux reprennent paresseusement les communiqués d’agences de presse paresseusement commentés. Les cyberbambins sont des proies faciles pour les marchands de jeux vidéo. Le difficile effort d’apprentissage scolaire ne fait pas le poids, face à l’abandon aisé aux flux d’images et au plaisir ludique du copier-coller.

Le rapide : troisième critère. "Le plaisir de la lenteur" a disparu, constatait Milan Kundera. La vitesse est devenue norme : "restauration rapide, musique rapide, montage rapide des films, ordinateurs rapides, athlétisme où seule compte la rapidité..." Culture de "Zippies" (jeunes et énergiques), comme se disent les jeunes de la nouvelle génération en Inde. "La vitesse est comme toutes les drogues : pour maintenir au même niveau son emprise sur le psychisme, il faut sans cesse augmenter la dose." (p.136). Les cycles de l’information se raccourcissent de plus en plus, compromettant l’information elle-même par effet de saturation et de lassitude, contribuant à créer "une sorte d’immense trouble déficitaire de l’attention où le neuf est toujours dépassé par du plus neuf". Cette vitesse devient pathologique parfois, mais nous finissons par la faire entrer dans nos normes sans nous en rendre compte. Tous ces aspects associés forment une cohérence où prime l’individualisme, plus visible sans doute dans l’exemple américain, le narcissisme qui nous pousse à préférer le présent au futur, "le proche au lointain, l’instantané au durable, le droit de jouir aux devoirs et aux responsabilités... L’ethos du capitalisme consumériste nous a rendus vulnérables, manipulables, impulsifs et irrationnels". De plus, il n’accomplit pas ce qu’il promet, car il engendre insatisfaction permanente, boulimie d’objets, addictions diverses, un "esclavage mental et émotionnel", comme disait naguère B. Dugué. La phrase de Rousseau garde sa vérité : "L’esclave perd tout dans ses fers, jusqu’au désir d’en sortir." Le pire est de perdre l’idée que l’on puisse être dépendant à ce point des produits que nous impose la société consumériste, même si c’est à des degrés divers. Produits dévoreurs de temps, d’énergie, qui nous possèdent plus que nous ne les possédons.

Schizophénie... Nous vivons dans des sociétés où la privatisation généralisée est devenue une sorte de doctrine officielle. Depuis les années 80, le néolibéralisme a imposé ses règles au niveau du marché mondial. Les notions de "société", de solidarité tendent à s’effacer. Friedman est devenu la bible que suivent Reagan, Thatcher, dans le sillage des millieux d’affaires qui donnent le ton. L’Etat tend à abandonner ou à "déléguer" certaines de ses fonctions traditionnelles, à se désintéresser de plus en plus des intérêts collectifs et des projets et investissements à long terme.
La "tyrannie des marchés" (H. Bourguinat) impose une logique qui tend à dissoudre les liens sociaux, à exacerber les individualismes. La sanctification des marchés, qui viennent s’imposer dans des secteurs de plus en plus importants de nos vies, induit chez chacun des attitudes qui ne prennent plus guère en compte les intérêts collectifs. La liberté tend à perdre ses aspects restrictifs liés aux exigences de la vie en commun.
"On ne peut comprendre les citoyens comme de simples consommateurs : le désir individuel n’est pas la même chose que l’intérêt commun, et les biens publics sont toujours quelque chose de plus qu’un agrégat de souhaits privés... la liberté publique exige des institutions publiques qui permettent aux citoyens de faire face aux conséquences publiques des choix privés effectués sur le marché." (p.173) Les choix privés ont toujours des conséquences sociales, économiques et politiques (publiques).

Il existe donc une scission entre notre moi privé, qui tend à satisfaire ses envies, commme on lui en fait un devoir, et notre moi public, rationnel, qui voit (parfois) les conséquences possibles de ses actes. "Nous perdons la capacité de façonner nos vies ensemble parce que l’ethos dominant nous persuade que la liberté consiste à exprimer nos souhaits isolément." (p. 180) Par exemple, les consommateurs américains cherchent chez Wall-Mart les prix les plus avantageux, sans réaliser la dégradation des conditions de l’emploi et des salaires dont se satisfait ce réseau de distribution, qui, achetant 80% de ses produits en Chine, contribue à générer un chômage dont pâtira le consommateur ou ses proches. Wall-Mart "dresse le consommateur en nous contre le citoyen en nous", crée un conflit entre notre intérêt privé et notre intérêt public. Nous sommes souvent en situation de ne pas vouloir ce que nous désirons pourtant en tant que consommateurs pulsionnels. Par exemple, je veux un 4x4 plus grand pour imposer une image plus flatteuse de moi-même, conformément à ce que la publicité me suggère insidieusement, mais je sais (ou ne veux pas savoir) que cela est irrationnel, pour les raisons qui apparaissent maintenant avec évidence (ce que nombre d’Américains commencent à réaliser). En tant qu’individus, les Américains aiment dépenser, et ils y sont poussés de plus en plus, mais le résultat de ces dépenses et de ces endettements permanents et sans fin met à mal l’économie US à terme, devenue tributaire des investisseurs étrangers, donc le bien-être de chacun à terme, car la crise du dollar sera désastreuse pour tous. Quand la privatisation touche une partie de la police, la défense nationale, la sécurité (plus d’un prisonnier sur six est incarcéré aux USA dans un établissement à but lucratif), quand on réduit toujours plus les impôts des plus favorisés, cela peut flatter l’ego obnubilé par l’intérêt immédiat du consommateur moyen, quand les intérêts privés s’introduisent au coeur même du fonctionnement de la vie politique (p. 214), c’est la notion de démocratie qui est en péril, donc l’intérêt bien compris de tous.

L’auteur, dans les derniers chapitre de son ouvrage propose quelques solutions pour "résister au consumérisme" et pour ’"surmonter la schizophrénie civique". Sur ces points, j’ai trouvé l’auteur moins convaincant. Il fait appel à un réveil citoyen pour repenser un capitalisme raisonnable au niveau mondial, pour réparer l’anarchie des marchés. Un sursaut essentiellement moral, dont on voit mal comment il pourra suffire à nous faire sortir du piège consumériste, qui n’a pas encore montré toute sa capacité de nuisance, de sa puissance de séduction addictive, des dégâts psychologiques et culturels qu’il produit. Restaurer une consommation raisonnable et responsable demande une démarche plus radicale, à l’évidence. Si l’injonction de Kant ("Ose penser par toi-même"), appelant au devoir de dépassement de l’infantile qui nous caractérise toujours, reste d’actualité, il n’est pas sûr qu’elle suffise à changer la situation décrite par Barber, car les racines du problème ne sont pas seulement psychologiques et morales.
Si on fait abstraction de ces derniers passages, dépourvus de perspectives politiques et économiques, on a intérêt à lire B. Barber, dont les longues et fines analyses n’ont pu être que très imparfaitement rendues dans ce court survol.

ZEN

A lire avec profit :

Christopher Lash : La culture du narcissisme (Climats)
Jean-Claude Michéa : L’empire du moindre mal (Climats)
Pierre Legendre : Dominium Mundi (Mille et une nuits)
Luc Boltanski et Eve Chiapello : Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard)

---------------------Marcel Gauchet : L’individu privatisé--------------------------

Libéralisme : l’incohérence éthique

Dany-Robert Dufour :Le Divin marché

Dany-Robert Dufour : « Notre dieu marché et ses fausses promesses d’abondance »De la réduction des têtes au changement des corps, par Dany-Robert Dufour
Robert Reich : le « supercapitalisme » menace la démocratie

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