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vendredi 14 septembre 2007

pouvoir et culture








Le brain trust élyséen, sans concertation préalable avec les intéressés, vient d’adresser à Mme Albanel une lettre très particulière dans son ton et son contenu, donnant des directives sèches concernant l’aide publique future en matière de politique culturelle. Le monde artistique est en émoi. Beaucoup de directeurs d’établissements culturels subventionnés sont inquiets. Pourquoi ?
Une lettre ? Plutôt une sorte d’ukase, qui introduit une radicale nouveauté dans un monde qui se définit essentiellement par une certaine liberté d’action et de création, de choix sans contraintes externes ou directives normatives, par une autonomie précieuse, sans laquelle l’oeuvre théâtrale, musicale perdrait son sens. Qu’y a-t-il de pire que des diktats dans ce domaine ?
Or, c’est ce qui risque de se produire quand on lit la "lettre de mission" que Nicolas Sarkozy vient d’envoyer à Christine Albanel début août. La méthode est d’abord tout à fait nouvelle et choquante. Les intéressés attendaient des encouragements à poursuivre leur travail de création et leur ouverture au public. Ce qu’on leur propose, c’est sept pages très directives, des injonctions, sur le mode de : "vous ferez", "nous demandons"... Un ton sec, impératif, qui tranche avec les recommandations habituellement adressées jusqu’ici.
L’objectif, quoique non dit, est clair. L’heure est aux économies. Il s’agit de faire plus avec moins de subventions et en encourageant progressivement le financement privé. « Obligation de résultats » indique la directrice de cabinet de M. Sarkozy, Emmanuelle Mignon : "Vous exigerez de chaque structure subventionnée qu’elle rende compte de son action et de la popularité de ses interventions, vous leur fixerez des obligations de résultats et vous empêcherez la reconduction automatique des aides et des subventions. "Que l’Etat ait droit de regard sur l’usage des subventions allouées, cela semble normal, mais qu’il fixe aussi rigidement la nécessité des résultats est un non-sens.Quels résultats d’ailleurs ? Faudra-t-il faire des spectacles au rabais pour attirer les foules dans les salles ? Faudra-t-il jouer du Feydeau plutôt que du Shakespeare ? Un directeur d’orchestre devra-t-il éviter de programmer Stravinsky parce que ce compositeur attire difficilement les masses ?
Une autre injonction résume d’ailleurs toute l’ambiguïté de ce discours : "Veiller à ce que les aides publiques à la création favorise une offre répondant aux attentes du public"... Est-ce la politique de l’audimat, qui fait des ravages sur nos écrans de télévision, qui est revendiquée là ? Qu’est-ce que les "attentes du public", en ces matières, qui doivent échapper aux règles de la consommation ordinaire. Faut-il se résoudre à un nivellement par le bas et mettre en œuvre les orientations qui ont si bien réussi à M. Patrick Lelay ? L’accès aux oeuvres difficiles pour le plus grand nombre doit être encouragé, et cela ne se fait pas sans pédagogie, sans formation, sans moyens.
"L’accent est mis sur la demande. Mais c’est la qualité de l’offre qui élève le niveau de la demande", dit Didier Bezace, directeur du Théâtre de la Commune à Aubervillers, jugeant l’esprit de cette lettre. Pertinent jugement, qui remet en question la logique profonde de la feuille de route venant de l’Elysée. Sans oeuvres exigeantes, parfois difficiles, sur quoi nous appuierions-nous pour nous ressourcer, stimuler notre sens esthétique, nous élever un peu, transcender pour un temps la "prose du monde".
Le spectacle coûte cher, c’est vrai. Il doit s’efforcer de ne pas être abscons, trop expérimental ou exagérément élitiste, d’accord. Mais "la création ne peut être attendue, elle surgit" (Martinelli). Le propre de l’art est aussi de surprendre. Il peut être difficile et populaire. Cette exigence doit être maintenue à tout prix (à tous prix ?). Elle s’expérimente çà et là d’ailleurs. Par exemple, JC Casadessus a osé, avec un succès avéré, faire jouer du Mozart ou du Ravel dans une prison du Nord, un hôpital psychiatrique, une usine, des écoles. La Comédie de Béthune s’ouvre au monde scolaire, avec déplacement dans les établissements, les quartiers... Mais tout cela n’est pas très « rentable », évidemment...
"Obligation de résultats" : c’est le maître mot. Conception étroitement utilitariste de la culture, vue de Bercy... Quelle part dérisoire de notre budget est consacrée à la culture en général, par rapport à d’autres pays ? Quelle place tient l’enseignement artistique dans nos établissements scolaires ? La lettre élyséenne promet d’y remédier, soyons justes, mais comment ne pas se poser des questions, quand on voit les coupes sombres pratiquées dans l’Education nationale...
Au fait, combien coûte un rafale ? Notre engagement en Afghanistan ? L’entretien de contingents en Afrique ? A combien s’élèvent certaines aides aveugles à des grosses entreprises, qui se révèlent souvent être de l’argent versé à fonds perdus ?...
Source : Claude Fabre(Le Monde du 13 sept. 2007)
ZEN

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